École vétérinaire d’Alfort (Paris), situation des sciences en Belgique

[note moderne au crayon] 010

[NB. Cette lettre n'est pas datée].

Monseigneur,

Vous avez bien voulu me permettre de vous écrire de temps en temps et de vous parler de ce qui pourrait être de quelque utilité dans notre Royaume. Si je ne craignais aujourd’hui de sortir de ma sphère étroite, j’offrirais quelques renseignemens sur l’école vétérinaire d’Alfort. D’après la recommandation de Votre Excellence, j’avais vu pendant mon séjour à Utrecht l’école qui vient d’y être établie ; en arrivant à Paris, j’étais curieux de la comparer à celle d’Alfort et de juger ainsi que je pourrais le faire, de ce qui pourrait lui manquer encore. Mr SYLVESTRE, qui doit avoir donné déjà quelques renseignemens à ce sujet à Votre Excellence et qui serait disposé à en donner encore si cela pouvait lui être agréable, a bien voulu me présenter à Mr HUZARD, inspecteur de l’école. J’ai pu visiter ainsi cet utile établissement et l’examiner dans tous ses détails. Il est aussi bien situé que celui d’Utrecht, mais le bâtiment est dans l’état le plus déplorable. L’humidité y est si grande que les collections scientifiques en ont beaucoup souffert. On travaille en ce moment à en reconstruire un autre. Les cabinets m’ont paru très beaux, malgré les dommages qui y ont été produits par l’humidité. Une collection surtout m’a fait éprouver un bien grand plaisir, c’est celle où l’on a réuni tous les genres de fers qui servent aux chevaux. Il paraît que ce genre de chaussure est plus sujet à varier que celui de l’homme. On y attache une fort grande importance : on n’a rien négligé pour rendre la collection complète ; on y voit aussi les différens genres de sabots auxquels les fers doivent s’ajuster. Je ne me rappelle pas d’avoir rien vu de pareil à Utrecht. En cas de besoin, je crois bien que l’on pourrait se procurer ici une semblable collection ; on m’a dit qu’on en avait déjà expédié une pour la Russie. En général, d’après

[page 2] ce que j’ai pu voir et d’après les conversations que j’aies eues avec Mrs SYLVESTRE et HUZARD, j’ai cru remarquer qu’on se livrait à Utrecht bien plus à la théorie qu’à la pratique Ici par exemple, un des points les plus importants, c’est de savoir ferrer un cheval et de pouvoir faire par soi-même tous les ouvrages de maréchalerie. Aussi les jeunes gens vont travailler à la forge et placent eux-mêmes les fers qu’ils ont travaillés. Votre Excellence pourra se faire une meilleure idée des occupations des élèves en jetant les yeux sur les programmes que Mr HUZARD m’a remis pour lui être offerts. Si même ces renseignemens ne lui suffisaient pas, Mr HUZARD se ferait un plaisir de pouvoir lui en fournir de nouveaux. Du reste, on doit rendre justice à l’école d’Utrecht : elle est parfaitement tenue et pour le peu de temps qu’elle existe, elle offre déjà un état très florissant. Je ne sais quelle est la durée des études. Elle est ici de trois ans pour la chirurgie et de cinq pour la médecine. Les examens se font avec beaucoup de sévérité. Ils viennent d’avoir lieu, un grand nombre de candidats ont été rejetés. Mr HUZARD m’a dit que plusieurs Belges se trouvaient en ce moment à l’école ; il me fesait [sic] surtout un grand éloge d’un d’eux, je le crois Brabançon et envoyé aux dépens de sa commune.

Il est beaucoup d’autres objets sur lesquels je pourrais entretenir Votre Excellence si je ne craignais de lui faire perdre un temps précieux car, quoique ma mission soit d’avoir ici les yeux constamment tournés vers le ciel, mes regards s’abaissent quelquefois vers la terre. Je n’aperçois pas toujours de fort jolies choses, mais il en est dans le nombre qui ne sont pas à dédaigner et dont on peut faire son profit ; je parle toujours des arts et des sciences : je dois demeurer étranger à tout le reste.

Un point qui m’a bien vivement affecté, c’est de voir le rôle mesquin que notre pays joue ici dans les sciences, malgré

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les six universités et malgré tout ce qu’on fait pour elles : il m’en coûte beaucoup de devoir le dire, mais si j’ose parler ainsi à Votre Excellence, c’est que je suis convaincu en même temps qu’il est peu de pays où l’on sacrifie plus à l’instruction. Ce dernier point, je l’espère, ne me sera contesté par aucun de nos docteurs qui pourraient bien se récrier contre ma première assertion, mais à quoi bon un amour propre national mal placé. Pourquoi se faire illusion : ne vaut-il pas mieux voir où l’on en est et tâcher, en fesant [sic] quelques efforts, de marcher de front avec les autres. Nous ne manquons pas d’hommes instruits, mais on ne se connaît pas, on ne cherche pas à se faire connaître, à se mettre en relation avec l’extérieur et à se tenir au niveau de ce qui se fait. J’en excepte toujours un petit nombre d’hommes mais qui, seuls, ne peuvent soutenir le pays à côté de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne. Des personnes à prétentions diraient peut-être en m’entendant parler ainsi que j’ai des prétentions moi-même. Je puis me tromper. Je désire même que cela soit, mais malgré les couleurs favorables sous lesquelles je représente ici l’état des sciences dans notre pays, je sens plutôt que [je] le dépeins comme je voudrais le voir que comme il est réellement. Il ne s’élève ici qu’une seule voix sur le généreux appui que notre roi accorde aux arts et aux sciences : quand je parle de tous les établissemens utiles qui ont été construits en peu d’années, en s’étonnant de tant de grandeur et de munificence, je sais fort bien à qui cela est dû mais je craindrais de blesser sa modestie en ayant l’air de le savoir. Les beaux-arts ont pris un plus heureux essor ; nos anciennes écoles flamandes et hollandaises semblent reprendre leur premier lustre : tout annonce une époque nouvelle que l’on citera avec reconnaissance, mais aucune découverte importante dans les sciences n’a reproduit encore aux yeux de l’Europe la patrie des HUYGENS, des VÉSALE, des BOERHAAVE et des STEVIN. Elle donne à peine de loin quelques signes d’existence.

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Quelques années encore et nous serons peut-être plus heureux : cet état de léthargie finira. On ne peut pas se dissimuler que les connaissances mathématiques y contribueront pour beaucoup. Malheureusement, elles ne sont pas encore assez répandues, j’ai même été effrayé de ce que j’ai vu et entendu à cet égard. Pour ne citer qu’un exemple, n’est-ce pas un scandale que dans un de nos corps les plus savans, on défende d’employer les mathématiques en répondant à des questions de physique, craindrait-on trop de précision. Mais il est reconnu maintenant par toute l’Europe qu’on ne peut se livrer à l’étude des sciences qu’avec des connaissances mathématiques préalables. Il n’est ici aucun physicien de quelque nom, qui ne soit très versé dans ces parties ; il en est de même en Angleterre et en Allemagne. Il serait même ridicule d’insister sur ce point. On pourra peut-être m’appliquer le mot de malin, vous les [illisible] Mr Juste [?]. Il ne s’agit pas de cela. Quand Votre Excellence veut bien m’accorder quelques instants, ce n’est pas à moi de la tromper. Je dirai la vérité comme je la sens, dussè-je encourir la haine de quelques docteurs, bien persuadé qu’en me trompant même [ ? autant ?], je n’ai rien à redouter.

J’ai eu, à l’égard de ce que j’ai dit précédemment, quelques explications bien précieuses de la bouche même de Mr LAPLACE. Désirant enfin fixer ses idées sur ce que l’on publiait depuis longtemps par tradition de l’influence considérable qu’exerce la lune sur notre atmosphère, ce géomètre [distingué ?], comme j’ai eu l’honneur de vous l’écrire déjà, fit rassembler et discuter les observations barométriques faites depuis six ans, il les soumit ensuite à l’analyse et parvint à déterminer que la lune n’agit pas pour un vingtième de millimètre sur [l’état ?] barométrique. Ce qui doit faire crouler les beaux systèmes que l’on fait depuis longtemps. Sur les marées atmosphériques, il partit de là pour montrer la grande influence que doit avoir le calcul des probabilités dans toutes les recherches physiques et sur le peu de foi que l’on doit accorder aux observations des savans qui ne savent point calculer une valeur moyenne au milieu d’un grand nombre de résultats.

[en marge] On demande le lieu du soleil pour le 21 octobre 1823 à 17h 26’ 2"
[suit un alignement de valeurs, de chiffres et de lettres]

Date: 
Vendredi, 31 décembre, 1824 - 00:00
Écrit par: 
A. Quetelet
Adressé à: 
Antoine Reinhard Falck, ministre de l’Instruction publique
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