Mariage, Observatoire, Athénée, Musée, Académie

[note moderne au crayon] 007

D’après les conseils que vous avez bien voulu me donner avant votre départ pour Londres, je n’ai pas employé mon temps à me lamenter sur le peu de succès que j’obtiens dans ma carrière : j’ai même adopté des vues très philosophiques à cet égard : je me suis mis de côté afin de ne gêner personne, j’ai même laissé reposer les mathématiques qui commençaient à me creuser les joues et à me jaunir le teint, et comme je croyais que la distraction me devenait assez nécessaire, j’avais mis de réserve quelques écus pour faire le voyage de Londres.

Vous concevez, Monseigneur, que le plaisir de vous y voir entrait pour beaucoup dans le but de ce voyage mais comme le dit un vieux proverbe, l’homme propose et Dieu dispose. Les écus que je conservais avec tant de soin, je viens de leur donner une autre destination. Je compte les employer à m’acheter un habit de noce dans le courant du mois prochain : c’est une affaire décidée. Je me marie avec une voisine que tout le monde trouve charmante et que je trouve adorable, comme de raison. Je pourrais bien sûr vous faire son portrait, le mal est que je craindrais de vous ennuyer en prenant un air par trop romantique. Cependant mon amour propre veut que je vous dis[e] qu’à des talens fort agréables et à une bonté parfaite, elle unit une belle âme capable de me donner au besoin d’excellens conseils. C’est un avantage inappréciable pour moi depuis qu’on a envoyé en exil à Venloo le pauvre DANDELIN qui était l’homme auquel je tenais le plus. Parmi les avantages qui vont résulter de ce mariage, je pourrais citer celui de devenir neveu de Mr VAN MONS et cousin de Mr CORNELISSEN qui jusque-là ne l’avait pas été pour moi.

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Le commandeur* s’en est fâché : il prétend qu’ils vont me rendre fou. Il a même affirmé solennellement que j’étais fait pour les mathématiques. Il ne m’a jamais félicité du tout. Par une phrase très énergique j’ai dû me passer de ses félicitations. Et comme je lui représentais que les plus grands mathématiciens, les EULER, les BERNOUILLI, les MONGE, les LAGRANGE, n’avaient point fait difficulté de se marier, il s’est écrié avec humeur : oui, mais l’abbé BOSSUET ne l’était pas, et moi de rire.

Je n’entends plus parler de propositions que j’avais faites pour la formation d’un observatoire. Seulement j’ai reçu une lettre de Mr VAN EWYCK qui me fait entendre de la manière du monde la plus polie que je dois ajourner mes espérances. Les raisons qu’il me donne me paraissent des plus faibles, mais j’ai cru voir que les dispositions à mon égard étaient des plus favorables et c’est toujours quelque chose. Je prendrai donc patience, puisque c’est la seule chose que je puisse accepter. En ce moment mon sang se refroidit peu à peu. Mon bel enthousiasme tombe et je rentre dans la classe des individus qui ne vivent que pour la digestion.

J’ai reçu il y a quelques jours le mandat de 500 florins que j’attendais avec impatience. J’ai payé en même tems le billet de 400 que vous aviez laissé á votre départ. J’ai liquidé de cette manière toutes mes petites dettes et désormais je vais vivre sans connaître des embarras du ménage, car c’est pour cela que je me marie. Je vais habiter avec ma mère et ma sœur la rue Berlaimont. Je m’installe chez le beau-père futur M. CURTET qui est un des hommes les plus aimables et un des

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médecins les plus distingués de notre ville. Je pense que je touche enfin au port tant désiré.

Il paraît que Mr THIRY est définitivement mis aux invalides. On m’a demandé à l’Athénée un rapport sur les moyens de relever un peu l’enseignement des sciences ; mais il paraît que l’on ne veut qu’un seul professeur. Il sera difficile, je crois, de contenter tout le monde. J’essaye cependant de faire pour le mieux.

Le Musée [de Bruxelles] qui commençait à s’agrandir vient d’éprouver une perte assez désagréable. La Ville qui cherche à tirer parti de tout a rogné le jardin des plantes et vendu une partie du terrain qui longe la rue Bodenbrouck [sic]. Les voisins triomphent et notre commission se lamente : elle demande pour dédommagement la partie de terres qui se trouve hors des murs entre les portes de Louvain et de Namur pour construire un autre jardin des plantes qui contribuera aux agrémens de Bruxelles. Ce projet me semble très beau parce que je vois toujours la possibilité d’établir un observatoire tout à côté.

L’Académie travaille encore toujours à la manière de taupes ; on ne sait jamais ce qu’elle fait, elle se tient cachée et de temps en temps elle met au jour un volume et disparaît de nouveau. Depuis longtemps nous ne figurerons plus qu’à trois ou quatre aux séances ordinaires ; cependant on imprime et par un phénomène assez singulier, tout ce volume ne sera presque rempli que de mathématiques tandis que l’on [ne] paraît point s’occuper de cette branche des sciences dans les autres sociétés du royaume. C’est toujours quelque chose.

[note griffonnée en fin de page] LOBATTO

* Charles-François, vicomte de PREUD’HOMME d’HAILLY de NIEUPORT, dit commandeur de Nieuport (1749-1827), mathématicien, académicien

Date: 
Saturday, 31 July, 1824 - 00:00
Written by: 
A. Quetelet
Addressed to: 
A.R. Falck
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