Séjour à Paris et projet d’observatoire à Bruxelles

[NB. Ce rapport n'est pas daté].

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J’écris à Votre Excellence du fond d’une retraite paisible que j’ai su me procurer au milieu du tourbillon de Paris. Cet asile me devenait nécessaire pour utiliser le peu d’instans que j’ai à passer ici.

Peut-être aurais-je dû vous écrire plus tôt, mais je ne pouvais guère donner de renseignemens sur ma position qui n’avait rien de fixe, étant continuellement porté d’un endroit à l’autre pour visiter les monumens publics et les collections d’objets d’art et de sciences. Le désir de faire des connaissances utiles me fesait [sic] en outre parcourir tous les quartiers de Paris et frapper aux portes de tous les] savans qui jouissent de quelque réputation. Cette revue m’a peut-être mené plus loin que je ne pensais et m’a enlevé plusieurs semaines. Du reste, je suis loin de les regretter, j’ai trouvé partout une obligeance extrême, une amabilité qui dépassait toutes mes espérances : en un mot, il me semble que les gens de la science sont ici des gens d’un commerce fort agréable : ils paraissent avoir pris à […] de faire aimer la partie qu’ils cultivent. Votre Excellence verra qu’au vu de tels avantages, je dois me trouver dans la position la plus favorable pour remplir agréablement la mission qu’elle a bien voulu me confier. Mon embarras n’a pas été de trouver des appuis, mais de les choisir. J’ai par conséquent dû me borner à voir les savans qui peuvent m’être de quelque utilité et, parmi eux, je dois surtout citer MM. CAUCHY, POUILLET et LACROIX. MM MATHIEU et BOUVARD, astronomes de l’Observatoire royal, m’ont montré leur établissement dans le plus grand détail, ils m’y ont même facilité l’accès à toute heure. Ils m’ont permis de me servir des instrumens, eux-mêmes viennent souvent m’aider de leurs conseils. Et lorsque le temps le permet, j’y passe régulièrement mes soirées et pour me donner toutes les facilités possibles, ils m’ont même offert de me faire connaître les méthodes qu’ils tiennent de l’expérience. Ils me donnent des renseignemens sur la construction d’un bon observatoire, sur les instrumens qui y sont nécessaires et enfin sur tout ce qui peut m’intéresser le plus. Il résulte de tout [sic] ces renseignemens que la formation d’un

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grand observatoire dans nos provinces méridionales me paraît beaucoup plus facile que je ne l’aurais cru d’abord. Il en coûterait pour les instrumens tout au plus deux fois la valeur du grand télescope qui se trouve à Leide, télescope qui, si je ne me trompe, ne sera jamais qu’un objet de luxe qui contraste singulièrement avec la mesquinerie des instrumens de première importance. Sans vouloir faire tort à personne, ce dernier observatoire me semble loin de valoir celui d’Utrecht. Du reste, si l’on avait destiné les fonds employés à former les petits observatoires qui se trouvent dans les provinces septentrionales, à en former un grand, on aurait pu le faire rivaliser avec les établissemens de Paris et des autres grandes villes. Ne pourrait-on pas profiter de ce que l’expérience nous fait connaître pour remédier à ces inconvéniens dans les provinces méridionales. L’on dira peut-être qu’un observatoire est nécessaire dans chaque université puisqu’on y enseigne l’astronomie, mais il y a loin de l’observation suivie aux leçons élémentaires d’astronomie. Ne pourrait-on pas demander d’ailleurs à son tour quelles recherches importantes ou même utiles ont produites les observatoires du nord, ou quels élèves s’y sont perfectionnés dans les connaissances astronomiques, tandis qu’on serait en droit d’attendre ces résultats d’un grand établissement. Mais dans l’hypothèse de la formation d’un grand seul observatoire, il se présente plusieurs questions dont la première est de savoir où il faudra l’établir. Je crois qu’on pourrait y répondre sans peine. On ne l’établirait dans aucune ville d’université parce qu’il n’y est d’aucune nécessité et que les docteurs des autres universités n’auront aucun motif de jalousie ; d’ailleurs quelques instrumens de peu de prix satisferont suffisamment aux complémens que les leçons d’astronomie élémentaire auraient exigés ; ajouter à cela parce qu’un grand observatoire est un établissement qui doit être adjoint à une académie où on cherche à donner de l’extension aux sciences, à faire de nouvelles observations, à en vérifier d’autres que l’on vient de faire chez l’étranger et sur lesquelles on consulte l’Académie, plutôt que dans une université où l’on ne développe que les principes de l’astronomie sans s’attarder à obtenir une précision rigoureuse dans les observations ; d’ailleurs quelques instrumens (plus haut) [suite dans la marge de la page 1:] J’ai vu depuis quelques jours Mr BIOT qui avait été absent jusqu’alors, je tenais à faire sa connaissance […] il m’a fort bien reçu [?] et m’a invité à des soirées, c’est une invitation dont j’aurais grand soin de profiter. J’ai été également admis dans quelques autres sociétés particulières. Quant à l’objet principal de mon voyage, je n’ai rien […].

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Si je ne craignais de me brouiller avec mes collègues de l’Académie, j’aurais bien d’autres observations à mettre en avant : tandis qu’elle voulait prodiguer ses fonds à faire imprimer des mémoires et des ouvrages anciens qu’elle-même regardait comme du fatras, pourquoi refuserait-elle constamment de détourner une petite partie de ses revenus pour l’acquisition d’instrumens qui aideraient à suivre les découvertes modernes et à y ajouter peut-être par elle-même. On répond toujours que les fonds sont destinés à imprimer des mémoires, ne vaudrait-il pas mieux imprimer moins de mémoires et en avoir de plus intéressans qui seraient [?] au courant [?] des recherches actuelles. On demande ensuite ce qu’on ferait de ces instrumens. Ne serait-il pas digne de l’Académie d’en enrichir le cabinet de physique de la ville qui est dans le même local, sous la condition que ce cabinet serait toujours ouvert à ses membres et leur servirait pour ainsi dire de laboratoire. De cette manière, tandis que le gouvernement, la Ville et l’Académie concourraient ensemble au progrès des sciences par des sommes assez modiques, on verrait se former un beau cabinet de physique et un observatoire qui ferait [sic] honneur au pays et au ministre qui l’aurait fondé. J’ai dit que les sommes seraient médiocres. Il en coûterait tout au plus mille francs par an à l’Académie et encore les dépenses diminueraient d’année en année. La Ville n’aurait qu’à construire un monument qui coûterait tout au plus le dixième de ce que coûte le palais de l’Université de Gand. C’est-à-dire moins que ne lui coûte la construction d’une nouvelle porte et enfin le gouvernement de son côté dépenserait bien moins que s’il avait à former dans chaque université un petit observatoire qui ne serait là que pour la curiosité.

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Il me serait difficile de développer mes idées dans les bornes d’une lettre.

Voilà les idées que je me suis formées sur les moyens de former un observatoire et de remonter l’Académie à Bruxelles qui en aurait grand besoin. Je ne les ai peut-être pas assez développées, mais je crains d’abuser des instans de votre Excellence. Je puis me tromper aussi, mais du moins je le fais avec la conviction que je propose le bien. Nos provinces ont […] autrefois dans les sciences, devraient-elles renoncer à reprendre la place qu’elles occupaient ? Il est des points sur lesquels je me tais, parce qu’il y a des maux sans remède. D’ailleurs […] dans les derniers rangs, ce n’est peut-être pas à moi à élever. Quoi qu’il en soit, je continuerai à communiquer avec franchise mes idées sur l’objet principal de ma mission. Je désirerais pouvoir le faire autrement que par écrit, mais je me suis condamné à rester encore ici quelque temps. J’espère cependant aller célébrer dans ma famille l’anniversaire de ma dixième année de service dans l’instruction où j’ai joui constamment des honneurs de la demi-solde. On a vraiment trop bonne opinion de moi en lorsque me traitant en vétéran [?].

Je finis en priant Votre Excellence de vouloir bien me continuer sa bienveillance et d’agréer l’assurance de ma plus haute considération.

J’ai fait ici la connaissance de Mr GLOSEUR [Michel GLOESENER, 1792-1876], docteur de l’Université de Liège, qui désirerait entrer dans l’instruction en Belgique : c’est un jeune homme recommandable par la douceur de son caractère et par ses connaissances dans les sciences : il a présenté il y a deux mois un mémoire à l’Académie de Bruxelles sur les nouvelles expériences électro-magnétiques. Ce serait une bonne acquisition à faire et si je ne craignais d’avoir l’air de me mettre en avant comme protecteur auprès de Votre Excellence, je la supplierais de vouloir bien avoir égard à la demande du candidat qui pourrait citer les témoignages favorables d’un grand nombre d’hommes distingués.

[dans la marge :] Je me permettrai d’insister d’autant plus que je sais que ce jeune homme est absolument sans fortune et que c’est l’amour de la science qui l’a conduit à Paris où il subsiste de quelques cours particuliers

Date: 
Friday, 31 December, 1824 - 00:00
Written by: 
A. Quetelet
Addressed to: 
Antoine Reinhard Falck, ministre de l’Instruction publique
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